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centre béthanie

Lettre n°213 - Hors-série: Père Alphonse, 2007



Gorze, Juillet-Août 2024

 

Chers amis, 


        La plupart des hommes meurent sans avoir vu le jour ! Nous venons au monde avec le projet de naître au mystère de notre identité inscrite dans notre profondeur, mais bien peu le réalisent… Le plan animal nous suffit, ou encore le monde des velléitaires. La vie humaine pourtant est unique et elle ne revient pas. Sa moyenne actuelle est de soixante-quinze ans et souvent ces années sont généreusement offertes à ce qui n’est pas la vraie vie…

        Chacun peut faire son bilan personnel, aucun exercice n’est plus important que celui-là : la journée de vingt-quatre heures est le « modèle » de toute notre vie ; or, au soir d’une journée, combien de minutes étais-je vraiment conscient ? Car vivre c’est être pleinement ici et maintenant ! La vie, c’est l’instant présent ; être avant ou après, dans le passé ou l’avenir, c’est ne pas être du tout. Seul être totalement présents au présent ouvre la vie à la Vie et nous sort du royaume des morts. Comprendre cela est pour chacun tout à fait décisif et peut lui donner accès à une étape inconnue de son existence : Apprend-nous à compter les jours, Seigneur, alors nous irons au cœur de la sagesse ! (Ps 90, 12)

        En étant totalement à l’écoute de l’instant présent, autrement dit vigilant, on coupe en profondeur le fonctionnement du mental. Etre vraiment présents dans l’instant, ici et maintenant, nous rend libres du mental et fait de nous peu à peu des « éveillés ». Nous découvrons alors une tout autre dimension de la vie, la Vie même, car elle n’est nulle part ailleurs qu’ici, dans cet instant précis, à cet endroit où je me trouve maintenant et dans cela même que je suis en train de faire…Le tout c’est d’y être pleinement, totalement engagé, corps-âme-esprit, sans aucune division intérieure. Seulement il s’avère que cela est extrêmement difficile. Vivre l’instant présent est une conquête, le combat d’une vie, un crucifiement car il s’agit de la mort de l’ego, du petit moi. L’instant présent est le point de croisement du temps et de l’éternité, et c’est sur cette croix que nous sommes étendus…      

        Si cela est vrai, alors on peut dire que ce point de croisement c’est le Christ lui-même. N’est-il pas l’Eternité entrée dans le temps, Dieu fait homme ? Chaque instant, avec son contenu quel qu’il soit, est le temple de Sa présence ; à chaque instant donc, ô merveille, se manifeste à moi la plénitude de Son amour à travers tout ce qui m’arrive. Le Christ est suspendu avec moi à cette même croix pour me sauver d’un présent qui, sans Lui, serait un véritable enfer. Simone Weil, cette grande philosophe de notre temps (+1943), ne s’est pas trompée en identifiant l’attention à la sainteté ! Et Christian Bobin, ce poète contemporain remarquable, n’hésite pas à dire que : la sainteté est le goût puissant de cette vie, une capacité enfantine à se réjouir de ce qui est, sans rien demander d’autre… jouir de l’éternel en prenant soin de l’éphémère (« L’Eloignement du monde ») Bobin ouvre ici, dans la discrétion des mots, à l’attitude essentielle de la vigilance.

« Redevenez comme des enfants », dit Jésus : retrouver cette capacité enfantine dont parle Christian Bobin, c’est d’abord sortir de la dissociation intérieure, faire une chose et penser à une autre. L’enfant, lui, est un : quand il pleure, il est tout entier pleurs ; quand il rit, il est le rire ; quand il joue, il est le jeu…, il est entièrement dans ce qu’il est, dans ce qu’il fait ici et maintenant, sans distance avec sa conscience première, il épouse son être profond et l’acte qu’il commet inséparablement.

        Le Christ parle, bien sûr, du petit enfant avant qu’il ne commence à dire : « moi » ou « moi je », avec cette conscience de plus en plus accentuée qu’il y a un « moi » et le reste, donc une séparation. Le tout-petit n’est pas encore séparé, ni en lui ni avec ce qui est en dehors de lui. Il adhère pleinement à ce qui est, tout son être est « oui », même quand il pleure. En lui aucune tension ni rétention, il est total abandon, livré au bon vouloir des bras de sa mère ou de quiconque, et pas moins aux circonstances extérieures telles qu’elles se présentent. Une abeille peut se promener sur son corps tout autant qu’une vipère, il n’aura pas même un mouvement de recul, parce que la peur ou le mental ne l’a pas encore dissocié.

Anastésis, icône copte
Icone de la Transfiguration, St Jean de st Denis

C’est ainsi que Lao Tseu (VI°siècle avant J-C), l’un des plus grands maîtres du taoïsme, décrit les sommets de la sagesse que vise toute mystique : La suprême docilité à être le jouet de circonstances fortuites. Cela, pour la simple raison que les circonstances fortuites cachent en elles la volonté même de Dieu derrière le voile des apparences, et voilà pourquoi seuls ceux qui retrouvent l’attitude du petit enfant, « entreront dans le royaume des cieux » (Mt 18,3).

        Tout est là et il n’y a pas de vrai bonheur en dehors de celui-là. La vigilance pointe le doigt là-dessus d’instant en instant. Elle est complète adhérence, oui sans faille à ce qui est, sans que le « moi » intervienne pour interpréter, juger, critiquer, rejeter… Le royaume des cieux lui appartient, c'est-à-dire l’esprit. Car par cette attitude juste qui la définit, elle opère un forage de l’âme (le psychisme) dualiste, dans les opposés, toujours dans l’attrait ou le rejet…vers l’esprit qui, lui, est au-delà des opposés, dans la paix et la joie, un et simple.

        C’est cette percée vers l’au-delà au fond de nous-mêmes qui importe avant toutes choses, car la vie n’est nulle part ailleurs. Mais cela ne peut se faire qu’en prenant les moyens qui sont de même nature que notre esprit : sortir de la dualité ou du multiple, devenir un et simple.

        Pour cela, on peut considérer que la vie est une ligne ; or une ligne, comme nous l’avons appris en géométrie, est une succession de points. Nous n’avons donc qu’une seule chose à faire, vivre n’est vraiment rien d’autre que d’être totalement un avec un seul point, puis le suivant… Cependant beaucoup de points, même si c’est l’un après l’autre, nous maintiennent encore dans le multiple et l’extériorité mortelle. Il faut une trame commune à tous ces points, une seule direction qui les traverse tous, une Vie qui habite à l’intérieur de la vie de chaque instant. Or cette Vie est celle de Dieu, car chaque instant est le lieu de sa manifestation.

        C’est donc dans l’union à l’instant présent que tout se joue. Cette union est une alliance entre Dieu et l’homme, le lieu où l’homme s’accorde de nouveau à Dieu, au sens étymologique du mot accorder : ad cor, l’union des cœurs, et au sens très fort d’ « être accordé », être dans la même résonance, la même vibration créatrice. L’homme vigilant épouse le mouvement créateur, il est en accord parfait avec la volonté de Dieu qui s’exprime dans l’instant où il redécouvre ainsi le sens du temps paradisiaque tel que Dieu l’a créé pour Adam : le temps était une splendeur, celui de la fête perpétuelle où Dieu était présent à l’homme et réciproquement, émerveillés l’un de l’autre, c’était le temps du miracle permanent des épousailles et de l’amitié entre l’homme et Dieu. Voilà la vraie tonalité de l’instant, sa résonance profonde ; celui qui entre dans cet accord-là trouve la vraie vibration de la Vie et du Vivant qui transforment notre existence, parfois en enfer, en fête, musique et danse… (Lc 15, 23-25).

        Le Christ est venu parmi nous pour nous montrer cela et nous le réapprendre après la Chute. Par Son incarnation, il abolit définitivement l’opposition entre l’éternité et le temps, révélant au contraire que le temps est maintenant habité par Sa présence, que le temps est donc la possibilité offerte de l’abandon et de l’amour. Lui-même le vit ainsi ; Il reçoit chaque moment uniquement des mains de Dieu, même la souffrance et la mort et quand Il est cloué sur la croix, Il est l’Enfant par excellence qui s’abandonne entre les mains du Père. C’est pourquoi, dit saint Paul : Il n’y a eu que oui en Lui (…) Aussi bien est-ce par Lui que nous disons l’Amen. (2Co 1,19-20)

                                

Avec toute notre affection, à bientôt !

 

Père Alphonse et Rachel, Texte publié en 2007 Lettre 39

 


 

Prière

                             

Ô Christ Dieu, Tu T’es transfiguré sur la montagne, Tu as montré à Tes disciples Ta gloire autant qu’ils pouvaient la supporter. Que Ta lumière éternelle resplendisse pour nous aussi, pécheurs, par les prières de Ta Mère, ô Donateur de lumière, gloire à Toi.

 

                                   Tropaire de la fête de la Transfiguration




 

Texte à méditer

 

 

Ce n’est pas dans un lieu défini, ni dans un temple privilégié, ni à certaines fêtes et à certains jours fixes, c’est à tous les instants de la vie, c’est en tous lieux que le parfait chrétien proclame son action de grâces… Passant donc toute notre vie comme une fête, persuadés que Dieu est toujours partout, nous labourons en chantant, nous naviguons au chant des hymnes, nous nous conduisons en tout comme des citoyens des cieux.

                           (St Clément d’Alexandrie, II°siècle, Stromates 2s)

 

 

 



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